Dans la steppe kasakhe, un jour,
un choux poussa et devint,
personne ne sut jamais pourquoi,
un immense arbre à choux épais et feuillu,
dans les nuages et dans la steppe, perdu.
Pendant quelques temps,
il ne fut le refuge que des pinsons.
Pour beaucoup, cet incongru arbre à choux
rappelait les deux immenses peupliers
qui poussaient solitaires jadis,
sur la colline au-dessus de l’ail de Kourkouerou,
dans la vallée jaune de l’immense plaine kasakhe.
Les escargots nomades sur leurs petits chevaux,
qui apercevaient cet arbre à choux
du fin fond de la steppe,
accouraient remplir de feuilles,
les sacoches de leurs selles.
Mais, bien vite,
ils décidèrent que mieux valait qu’ils restent tout à côté.
Et beaucoup d’entre eux, en hordes,
se précipitèrent aussitôt,
leur yourte sur leur dos,
se disputer les meilleures places.
Il y avait des affreux, des affamés et des malins,
mais aussi beaucoup de courageux,
tous escargots cavaliers aux jambes arquées,
de quoi faire une vraie cité.
Autour de l’arbre à choux,
les escargots bâtirent d’abord une estrade,
puis une pyramide.
Ils cherchaient à grignoter toujours plus haut,
et sans s’en apercevoir,
laissaient leurs chevaux s’égarer.
Puis ils les chassèrent de la steppe
,
par crainte de les voir dévorer
une de leurs précieuses feuilles de choux.
Les jours passaient
et il y avait foule d’escargots maintenant.
Ils pensèrent à installer leurs yourtes définitivement.
Ils les empilèrent en aplomb et de niveau,
les alignèrent le long des chemins qu’ils prenaient,
et afin de se retrouver plus facilement chez eux le soir,
posèrent sur une plaque un numéro sur leur porte,
et pour s’en souvenir,
le même, imprimé sur un petit papier,
collé sur leur coquille.
La ville était née, les limaces aussi.
Mais l’arbre à choux immense cachait l’horizon,
le soleil et la lune.
Et les limaces, après avoir bien mangé,
étaient habituées depuis toujours
à venir méditer devant l’horizon.
Hors, il n’y avait aujourd’hui plus rien de beau à voir.
Elles décidèrent de bâtir dans un coin,
des bulbes pointus où toute mousse était exclue,
et des clochetons dorés bien lustrés.
Une fois par semaine
et bientôt même tous les matins,
les limaces pouvaient ainsi aller rêver un peu.
Autour, il y avait un peu partout,
dessus, dessous, des passages, des rues,
des galeries, un labyrinthe à rendre fou.
De temps en temps, une limace regrettait
son bon vieux temps d’escargot nomade,
et repartait dans la steppe rechercher son cheval
et reconstruire une yourte.
Mais beaucoup périssaient en route,
de froid, de faim, de peur, de solitude,
trop longtemps inhabitués à la liberté.
Les escargots restés nomades kirghizes,
et leur chef revêche Satymkoul,
restés dans la plaine, rigolaient.
Pendant ce temps,
l’arbre à choux toujours plus touffu,
toujours plus haut,
devenait de plus en plus inaccessible.
Les limaces, de jour en jour,
se spécialisaient dans la construction,
et faisaient n’importe quoi, n’importe comment,
l’objectif pour elles étant de monter toujours plus haut.
Alors le chou disparaissait,
entouré, ficelé,
prisonnier d’un fouillis de murs,
d’échafaudages, d’estrades, d’escaliers,
de plates-formes, d’échelles et de piliers.
Tout ceci sans directives, sans soucis d’harmonie.
Certaines de nos limaces toutefois,
conscientes de la laideur de l’environnement,
firent venir quelques artistes étrangers,
pour poser quelques piliers tronqués,
emballer quelques échafaudages,
carreler de blanc quelques espaces,
toute œuvre de couleur étant exclue.
Les limaces dirigeantes n’aimant pas,
disaient-elles, la décoration.
Mais ces pauvres trompe-l’Å“il
ne purent cacher longtemps le malaise des limaces.
On voyait dans les rues
beaucoup de limaces, de plus en plus affamées,
beaucoup de limaces, de plus en plus agressives.
Celles qui mangeaient, consacraient toujours
un peu de leur journée à s’accroupir,
pour rêver un peu devant leur clocheton doré,
mais surtout, de plus en plus,
pour parler de certains problèmes réels.
Elles se mariaient et divorçaient,
se faisaient des procès,
s’inventaient des maladies...
elles se plaignaient et pleurnichaient,
à propos de tout, à propos de rien.
Un jour, la ville informe et mal bâtie
qui devait s’écrouler, s’écroula.
Les rares limaces survivantes,
avec des cris aigus,
racontaient ce fracas poussiéreux.
Dans la ville en miettes,
on s’aperçut alors,
dans la poussière et la fumée,
que l’arbre à choux sec, rongé de partout,
n’existait plus, mort depuis longtemps.
La poignée de limaces survivantes et hébétées,
reprit le chemin de la steppe,
se réunit et discuta longtemps,
afin de commencer à réfléchir au meilleur emplacement,
pour refaire pousser un autre arbre à choux.
Alors arrivèrent les escargots kirghizes nomades
et leur chef revêche Satymkoul.
Satymkoul, sous sa coquille,
et debout sur les étriers de son cheval,
faisait gicler des jets furieux de salive :
« Ah non ! Attendez limaces mes djiguites,
vous vous croyez bien dégourdies,
mais nous vous avons bien observés dans votre cité,
nous avons vu vos herpès et vos cancers,
vos fausses maladies, et vos vraies folies,
engendrées par vos mélancolies et vos hypocondries.
Pensez-vous, oh limaces, mes djiguites,
qu’un arbre à choux qui pousse dans la steppe,
parce qu’il vous donne quelques feuilles à manger
,
puisse être l’axe principal de votre vie ?
Et aujourd’hui sans en tirer leçon,
vous voulez recommencer ?
Assez d’essayer de vivre sur des apparences,
et de détruire ainsi l’harmonie du monde. »
Satymkoul très en colère,
mais aussi très calme, cracha et dit :
« Nous, escargots nomades de la steppe kazakhe,
nous allons faire pousser des choux.
J’ordonne que les limaces soient annelées aux charrues.
Chez nous les choux seront petits et fournis,
ils pousseront en rangées sous le soleil et la lune,
nous ne boucherons pas l’horizon,
nous ne tomberons jamais sur la tête,
ils seront mangés dans l’année
et chaque année, nous ressèmerons. »
Les jours passèrent, les années aussi.
Les fils de Satymkoul restèrent sous leur coquille,
debout sur les étriers de leur chevaux
.
Les limaces attelées devinrent bœufs,
les yourtes étaient confortables,
et la steppe était très belle,
surtout vue de l’horizon.
© Pierre Shasmoukine
Illustrations Claire Degan
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